Le Rapporteur — Troisième trimestre de 2020

L’exubérance irrationnelle : le cygne gris de la Bourse

Vous connaissez sans doute Harry Houdini, l’un des plus grands magiciens de tous les temps. En effet, il a multiplié les exploits : faire disparaître un éléphant, traverser un mur de briques, avaler des sabres, sans oublier ses évasions spectaculairesnote de bas de page 1 . Cet ancien boxeur amateur était aussi reconnu pour un numéro réalisé devant public où il demandait la participation volontaire d’un homme fort pour lui donner des coups de poing dans le ventre afin de prouver son invincibilité.

Le 22 octobre 1926, alors qu’il se reposait dans sa loge, l’illusionniste a reçu la visite d’un certain Jocelyn Gordon Whitehead. Curieux, ce dernier lui a posé cette question : « Est-ce vrai qu’un coup de poing dans l’estomac ne vous fera pas réagir? ». Sans avertissement préalable, le visiteur lui a alors asséné de nombreux coups de poing au ventre. Quelques heures plus tard, le prestidigitateur s’est plaint de douleurs abdominales et, malheureusement, est décédé des suites d’une rupture de l’appendice le jour de l’Halloweennote de bas de page 2.

Cette histoire est quand même incroyable! On parle d’une personne devenue célèbre en s’évadant d’une cellule de prison de Chicago et qui a perdu la vie de manière assez surprenante.

Cygne noir et cygne gris

Dans le cadre du Rapporteur-Avis d’exécution Premier trimestre de 2020, nous avons mentionné qu’il est inutile de se préparer à un événement imprévisible dont la probabilité d’occurrence est impossible à calculer et qui, lorsqu’il survient, a des conséquences d’une portée considérable et exceptionnelle, comme ce fut le cas de la Première Guerre mondiale, de la chute de l’URSS, des attentats du 11 septembre 2001 et, plus récemment, de l’épisode du coronavirusnote de bas de page 3 . Le philosophe et mathématicien Nassim Nicholas Taleb décrit ce type d’événements comme étant des cygnes noirs.

En tant que gestionnaires de portefeuille, nous devons plutôt concentrer nos efforts sur les cygnes gris. Il s’agit d’événements dont la probabilité de réalisation est très faible, mais qui, s’ils se produisent, ont un impact défavorable sur les cours boursiersnote de bas de page 4 . Il suffit de songer à l’augmentation de la dette publique, à l’accélération de l’inflation ou au démantèlement de la zone euro. Contrairement aux cygnes noirs qui sont des impondérables, les cygnes gris sont des risques plus prévisibles.

À cet égard, Harry Houdini a été victime d’un cygne gris. Il va sans dire qu’en préparation à un numéro, il prenait les précautions nécessaires pour tenir compte des risques encourus. Or, comme le rappelle si bien le blogueur financier Morgan Housel, « le risque est ce que nous ne voyons pas ». Dans son livre The Edge of Unknown, l’auteur Arthur Conan Doyle rapporte qu’Houdini n’a pas eu l’occasion de se préparer mentalement et physiquement à faire face à cet acte impromptunote de bas de page 5 .

Voilà pourquoi nous nous inspirons de la mésaventure du fameux magicien pour attirer votre attention sur un cygne gris : « l’exubérance irrationnelle ». Elle désigne la formation d’une bulle spéculative causée par une euphorie de la part des participants au marché. D’après l’économiste réputé Robert J. Shiller, le manque de réalisme et de prudence de ces derniers risque de causer un effondrement des cours boursiers. Selon nous, cette expression s’applique au style croissance et, plus particulièrement, aux actions des sociétés technologiques.

Depuis deux ans, nous soulignons le fait que le style croissance est vulnérable à un retour à la moyenne, un scénario très peu évoqué dans la communauté financière. De ce fait, rares sont ceux qui sont prêts à cette éventualité. À l’image de la crise sanitaire qui sévit au Québec, nous sommes d’avis que le secteur technologique vient de passer au « code rouge », c’est-à-dire qu’un retour sur terre des cours boursiers est imminent, notamment pour les trois raisons suivantes :

  1. La réaction des investisseurs à la suite du fractionnement d’actions
  2. L’engouement pour la négociation active
  3. L’appétit pour les premiers appels publics à l’épargne

1. La réaction des investisseurs à la suite d’un fractionnement d’actions

Analysons la situation suivante : vous avez un billet de 20 dollars et vous le changez pour 4 billets de 5 dollars. D’après vous, votre situation financière demeure-t-elle la même? Oui, bien entendu. La valeur est identique, c’est seulement le nombre et le type de billets qui varient.

Un fractionnement d’actions repose sur le même principe. Par exemple, si vous détenez une action de XYZ à 20 $ et que la direction de l’entreprise annonce un fractionnement d’actions de 4 pour 1, vous obtiendrez alors 4 actions à un prix de 5 $ pour une valeur inchangée de 20 $.

Comment peut-on alors justifier que les actions d’Apple et de Tesla aient grimpé à la suite d’une telle nouvelle? Comme mentionné précédemment, d’un point de vue rationnel, cela est un mystère. Il n’en demeure pas moins qu’elles ont gagné respectivement 34 % et 81 % entre le moment de l’annonce et celui de la conversion des actions!

2. L’engouement pour la négociation active

Connaissez-vous David Portnoy?

En début d’année, sa société Barstool Sports cède 36 % des parts de la société à l’entreprise Penn National Gaming dans le cadre d’une transaction évaluée à quelque 163 millions de dollars. En mars dernier, à la suite de l’annonce de l’annulation des activités sportives professionnelles et, par ricochet, des paris sportifs, il décide alors de se lancer dans la négociation active en investissant 5 millions de dollars. Bien qu’il n’ait à ce jour acheté qu’une seule action, il est convaincu de connaître du succès en s’appuyant sur la prémisse selon laquelle les cours boursiers ne font que monternote de bas de page 6 ! Par pure coïncidence, les marchés boursiers entament une remontée spectaculaire et comme ils enregistrent d’excellents rendements, il se proclame haut et fort supérieur à Warren Buffettnote de bas de page 7 ...

Peu importe votre opinion à son égard, le fait demeure qu’il est devenu le symbole d’une nouvelle génération de participants au marché qui ont profité du contexte de la pandémie de COVID-19 pour faire leurs débuts en Bourse. À ce propos, au cours du premier semestre, le volume de négociations enregistrées auprès des quatre principales sociétés de courtage à commission réduite aux États-Unis (E-Trade, Charles Schwab, TD Ameritrade et Robinhood) est passé de 13 % à 23 % de l’activité boursière totalenote de bas de page 8 . Ce nouvel enthousiasme pour l’investissement boursier s’explique, entre autres, par le rendement explosif de nombreux titres. Par exemple, à un certain moment cette année, plus d’une soixantaine d’actions du NASDAQ ont affiché un gain d’au moins 400 % et, tenez-vous bien, quatre d’entre elles ont généré un rendement de plus de 2500 %note de bas de page 9 !

3. L’appétit pour les premiers appels publics à l’épargne

La première fois qu’une organisation offre ses actions à la communauté financière, elle effectue un premier appel public à l’épargne (PAPE) en vue de mobiliser des capitaux pour financer la croissance de l’entreprise. Généralement, cette dernière est en bonne santé financière et évolue dans un créneau à potentiel élevé, comme la technologie ou la biotechnologie. L’histoire de l’entreprise est donc très convaincante et suscite beaucoup d’intérêt chez les investisseursnote de bas de page 10 .

D’ailleurs, à très court terme, cette catégorie de placements produit des rendements spectaculaires. D’après Jay Ritter, professeur de finance à l’université de Floride, entre 1980 et 2014, le rendement moyen généré lors de la première séance de négociation a été de +18,6 %note de bas de page 11 . Il est donc normal d’être tenté d’investir dans un PAPE, surtout cette année. À la mi-septembre, d’après le IPO Tracker de la société d’investissement Renaissance Capital, ce type de placement a obtenu un rendement moyen de +36 % durant la première journée en Bourse et une douzaine de nouvelles actions ont vu leur cours doublernote de bas de page 12!

Maintenant, nous avons une question à vous poser. La lecture des derniers paragraphes ne vous rappelle-t-elle pas l’exubérance irrationnelle du tournant du siècle dernier?

En complément d’information à la présente lettre financière, nous vous invitons à visionner la capsule vidéo intitulée Bulle technologique 2.0 - Lien externe au site. S’ouvre dans une nouvelle fenêtre., où le gestionnaire Daniel Ouellet établit quatre autres parallèles entre le contexte boursier actuel et celui d’il y a 20 ans.

Sommaire des rendements – de janvier à septembre

Indices de référence Rendement (converti en $ CA)
S&P 500 +8,28 %
S&P/TSX -3,09 %
MSCI World +4,76 %
MSCI EAFE -4,29 %
FTSE TMX Canada Universe Bond +8,00 %
Indices de référence Rendement (calculé en $ US)
Or +24,29 %
Pétrole  -34,13 %

Revue de performance – de janvier à septembre

Type de portefeuille Rendement du portefeuille (A) Rendement de l’indice de référence (B) Alpha (C) = (A) - (B)
Croissance -7,78 % +0,91 % -8,69 %
Obligataire +3,56 % +8,01 % -4,45 %
Actions privilégiées -0,92 % -1,09 % +0,17 %
Équilibré fiscal * -3,04 % +2,57 % -5,61 %

* Le rendement est calculé à partir d’un compte client et ne tient pas compte des frais de gestion. Le rendement réel peut varier en fonction du moment de l’investissement. La répartition de l’indice de référence est la suivante : 25 % S&P/TSX, 25 % MSCI World, 25 % Indice d’actions privilégiées S&P/TSX et 25 % Indice obligataire FTSE TMX Canada Universe Bond pour le portefeuille équilibré fiscal. L’indice de référence du portefeuille Croissance est 50 % S&P/TSX et 50 % MSCI World, celui du portefeuille obligataire est 100 % FTSE TMX Canada Universe Bond, et celui du portefeuille d’actions privilégiées est 100 % Indice d’actions privilégiées S&P/TSX.

Notre gestion

Comme vous l’aurez deviné, en ce qui concerne le portefeuille Croissance, l’écart de rendement relatif se justifie par l’excellente tenue des actions du style croissance par rapport au rendement des titres du style valeur. Dans le graphique ci-dessous, la ligne représente le rendement relatif du style croissance (IVW- iShares S&P 500 Growth ETF) et du style valeur (IVE – iShares S&P 500 Value ETF). On constate qu’au cours du dernier trimestre, le rendement supérieur du style croissance s’est accentué, atteignant même un nouveau point culminant au début septembre. Cependant, depuis, le style valeur semble vouloir reprendre du poil de la bête, d’une part, à cause de la baisse récente du NASDAQ et d’autre part, en raison d’un certain optimisme relativement à l’arrivée prochaine d’un vaccin pour éradiquer la COVID-19. Ce dernier est le principal catalyseur de déclenchement de la fameuse rotation de style de gestion tant attendue. Comme nous l’avons mentionné à plusieurs reprises auparavant, dans cette perspective, les taux d’intérêt devraient être plus élevés, ce qui serait de bon augure pour notre stratégie de portefeuille.

D’ici là, il est primordial de s’armer de patience. À cet égard, le 5 décembre 1996, Alan Greenspan, président de la Réserve fédérale américaine à l’époque, avait justement utilisé l’expression « exubérance irrationnelle » lors d’un discours prononcé devant l’American Entreprise Institute. Le marché boursier lui donnera finalement raison trois ans et demi plus tard lors de l’éclatement de la bulle technologique. Voilà pourquoi notre approche demeure plus que jamais crédible et nécessaire puisqu’elle nous immunise face à cette exubérance irrationnelle qui touche le style croissance (cygne gris), sans quoi, comme Harry Houdini, nous courons le risque de nous faire jouer un mauvais tour...

Sources

  • Alexander, S. et Greifeld, K. (2020). Barstool Sport’s Portnoy Is Leading an Army of Day Traders. Bloomberg.
  • Banerjii, G. et Santilli, P. (2020). These Stocks Have Rallied More Than 400 % This Year. Wall Street Journal.
  • Housel, M. (2020). Risk is What You Don’t See. The Collaborative Fund.
  • Jakab, S. (2016). Heads I Win, Tails I Win. Portfolio/Penguin.
  • Langlois, S. (2020). Barstool Sports founder believes he’s a better investor than Warren Buffett and has determined day trading is ‘’the easiest game’’ there is. MarketWatch.
  • Ouest-France (2019). Quel est le tour de magie d’Houdini qui a été fatal à un illusionniste indien? L’édition du soir.
  • Pisani, B. (2020). Snowflake buyers beware: IPOs that doubled have poor track record after that debut. CNBC.
  • Salis, U. (2020). Retail Investors Are Trading 23 % of Total Equity Volumes Now and Robinhood Isthe Biggest Influencer. Thetradable.com.
  • Taleb, N. (2008). The Black Swan : The impact of the Highly Improbable, Penguin.
  • Van Hamme, K. (2020). Ces cygnes gris qui pourraient faire trembler les marchés en 2020. L’Écho.
  • Villa, M. (2019). Pile et face : combiner raison et émotion pour réussir en Bourse. Desjardins Courtage en ligne.
  1. Ouest-France (2019)Return to footnote 1 referrer
  2. Housel (2020)Return to footnote 3 referrer
  3. Taleb (2008)Return to footnote 5 referrer
  4. Van Hamme (2020)Return to footnote 7 referrer
  5. Housel (2020)Return to footnote 9 referrer
  6. Alexander et Greifeld (2020)Return to footnote 11 referrer
  7. Langlois (2020)Return to footnote 13 referrer
  8. Salis (2020)Return to footnote 15 referrer
  9. Banerji et Santilli (2020)Return to footnote 17 referrer
  10. Villa (2019)Return to footnote 19 referrer
  11. Jakab (2016)Return to footnote 21 referrer
  12. Pisani (2020)Return to footnote 23 referrer

Chacun des conseillers de Valeurs mobilières Desjardins (VMD) dont le nom est publié en page frontispice du présent document ou au début de toute rubrique de ce même document atteste par la présente que les recommandations et les opinions exprimées aux présentes reflètent avec exactitude les points de vue personnels des conseillers à l’égard de la société et des titres faisant l’objet du présent document ainsi que de toute autre société ou tout autre titre mentionné au sein du présent document dont le conseiller suit l’évolution. Il est possible que VMD ait déjà publié des opinions différentes ou même contraires à ce qui est ici exprimé. Ces opinions sont le reflet des différents points de vue, hypothèses et méthodes d’analyse des conseillers qui les ont rédigées. Avant de prendre une décision de placement fondée sur les recommandations fournies au présent document, il est conseillé au receveur du document d’évaluer dans quelle mesure celles-ci lui conviennent, au regard de sa situation financière personnelle ainsi que de ses objectifs et besoins de placement.

Haut de page